First Chapter of French edition of THE NIGHT WATCHMAN

23 March 2016

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LA SENTINELLE DE LISBONNE

roman traduit de l’américain par Sophie Bastide-Foltz


« Nos secondes chances, peut-être les seuls
fantômes qu’il nous sera jamais donné
de voir apparaître. »

  Henrique Monroe

 

 

 

Chapitre 1

J’étais à mon bureau, en train de relire mes notes, quand le suspect de meurtre assis en face de moi me dit que sa femme et lui n’avaient jamais eu d’enfants mais que dans son lit, chaque nuitdepuis un mois, il se représentait son fils.
   « Je ne comprends pas… quel fils ? » demandai-je.
   « Mon fils imaginaire. On fait tout le temps plein de choses ensemble.»
    Ses yeux attentifs semblaient m’implorer de le croire sur parole. Je soufflai sur mon thé fumant tout en évaluant les choix qui s’offraient à moi. « Très bien, alors quel âge a-t-il, cet enfant imaginaire? » lui demandai-je en inscrivant la date du jour sur mon carnet de notes : vendredi 6 juillet 2012, 10 h 17 du matin.
   « Il a sept ans » répondit le suspect. « La plupart du temps, en tout cas. Ça dépend de ce que je vois quand je laisse aller mon imagination.» Il se mordit la lèvre et regarda au plafond, comme s’il avait besoin de temps pour écrire la suite de son histoire.
   « Allons donc, on mérite mieux vous et moi que ce pipeau philharmonique que vous me jouez là » lui dis-je, et je lui montrai la pile de dossiers entassés sur une chaise derrière mon bureau. « J’ai au moins vingt affaires qui m’attendent, alors si vous croyez pouvoir…
   – Vous ne rêvez jamais à ce qui aurait pu être ? » me coupa-t-il en désespoir de cause. Il but une gorgée d’eau, avec precipitation. Je pris conscience qu’il était à bout de nerfs. Il s’appelait Manuel Moura. Il avait trente-deux ans, mais avec son air d’éternel étudiant
il faisait beaucoup plus jeune. Il était professeur de chimie au lycée.
    « Alors vous êtes sérieux à propos de ce gosse que vous vous inventez ? » demandai-je.
   « Je n’ai jamais été plus sérieux de ma vie.
   – Et il a un nom ? » demandai-je, et je me sentis presque sur le point de basculer, comme cela arrive, parfois, lorsqu’on fait un pas en avant pour entrer dans l’histoire de quelqu’un.
    « Miguel.
    – Et à quoi il ressemble ?
    – Il a des cheveux noirs, très noirs, coupés au bol, et de grands yeux verts – un visage éveillé, qui respire l’intelligence. » Son visage s’éclaira d’un grand sourire à la pensée de la merveille qu’il avait créée. « Un gamin brillant, ouvert. Et courageux – vraiment
courageux. »
   Moura avait les cheveux châtains, bien coiffés, la raie sur le côté, et des lunettes à monture d’acier qui lui donnaient l’air timide et secret – à la Harry Potter. Étant donné qu’empoisonner sa femme me paraissait tout sauf courageux, j’intervins : « Vous essayez de me dire – sans vraiment y parvenir – que Miguel tient de sa mère, c’est ça ?»
   Moura leva les mains comme s’il se rendait – à regret – à la vérité de l’hypothèse que je venais d’émettre, puis ôta ses lunettes et se frotta les yeux. Il avait l’air plus adulte sans elles – plus franc, aussi.
   Il parcourut mon bureau du regard, à gauche, à droite, et de nouveau à gauche, tendant le cou d’une façon qui aurait paru comique en d’autres circonstances. « Pas de photos de famille, pas de tableaux – c’est un peu froid ici » dit-il. « Vous ne voulez rien de personnel dans votre bureau ? »
   Il touchait là à l’un des désagréments que me causait le travail au bureau. « C’est la règle » lui dis-je. « Pas de distraction pour vous ; ni pour moi.
   – À la télévision, les inspecteurs personnalisent toujours beaucoup
leur bureau » me fit-il remarquer.
   « Un certain nombre de choses qu’on voit à la télévision n’existent pas en vrai.
   – Et ils élucident presque toujours leurs affaires en quarantehuit heures.
   – Je parie que vous regardez Les Experts » repris-je d’un ton las ; ce n’était pas la première fois qu’on me comparait à des enquêteurs de fiction à mon détriment.
   « Oui mais je n’aime que la version qui se passe à Las Vegas.
   – Le problème, c’est que le scénario de ces enquêtes policières est toujours conçu pour vous tenir en haleine, alors que ceci… » – et là, je fis un geste circulaire embrassant mon bureau et plus largement la dimension dans laquelle il s’inscrivait – « …ceci, monsieur Moura, c’est ce que la plupart des gens appelleraient la vraie vie. Les personnes à qui on a affaire ici sont rarement divertissantes et, de vous à moi, certaines sont même assez incompétentes. Pour votre information, il nous a fallu toute une semaine pour obtenir du laboratoire les résultats des analyses toxicologiques concernant
votre femme. Et encore, j’ai dû insister lourdement.
   – Mais vous avez su que c’était moi dès que vous avez eu ce rapport, non ? » demanda-t-il, plein d’espoir.
   Il semblait impatient d’avoir une meilleure opinion de moi, ce qui me parut à la fois dément et touchant. « Un prof de chimie, un empoisonnement au cyanure – pas besoin d’être grand clerc pour établir un lien » répondis-je.
   Il regardait fixement par terre, comme s’il réfléchissait à deux fois à l’idée de s’ouvrir à moi. Pour regagner sa confiance, je me penchai vers lui et lui murmurai sur un ton de conspirateur : « Il m’arrive de faire quelques entorses au règlement. » Je retournai le mug où je range mes crayons afin qu’il puisse y lire le message inscrit en gros caractères bleus : I LOVE BLACK CANYON. « Ma femme me l’a fait faire » lui dis-je. « Elle tient une galerie d’art céramique. »  Il sourit, l’air joyeusement surpris – probablement comme son fils imaginaire – et demanda : « C’est où, Black Canyon ?

   – En Amérique – dans le sud-ouest du Colorado.
   – Il me semblait bien que vous aviez un léger accent ! » déclarat-il fièrement.
   « Je suis né dans le coin.
   – Ça doit vraiment être à l’autre bout du monde – je veux dire, pas seulement d’un point de vue géographique.
   – C’est un autre monde.
   – C’est sûr. » Il fixa le sol à nouveau, évaluant les choix qui s’offraient à lui. Lorsqu’il releva les yeux, il était à nouveau impatient de me parler de ce qui lui importait le plus – mais à sa façon, si singulière. « Mon fils est vraiment adorable » me dit-il. « Tout le monde l’aime. »
   J’avalai une gorgée de thé et écrivis La vie imaginaire du suspect sur mon bloc-notes; que ce soit un signe de perspicacité ou de démence, c’était précisément le genre de choses que j’aimais jeter sur le papier. Dans notre appartement, j’avais des tas de notes photocopiées provenant d’interrogatoires, même si je ne savais absolument
pas ce que j’avais l’intention d’en faire
  « C’est qui, tout le monde ? » demandai-je.
  « Les autres professeurs, les voisins… Où qu’on aille, tout le monde peut voir que c’est un être à part. »
   Moura m’expliqua ensuite que se représenter son fils imaginaire était pour lui la seule façon de trouver le sommeil le soir. Il parlait les mains jointes, doigts entrelacés. Comme s’il avait besoin de garder une parfaite maîtrise de lui-même.
   Hochant la tête, désireux de nous convaincre tous les deux qu’il y avait une morale dans ce qu’il s’apprêtait à me dire, il me raconta que sa femme les avait tous deux entraînés dans une spirale désastreuse quand elle avait commencé à entretenir une liaison avec le professeur de philosophie de son école. « Elle s’est conduite comme
une pute ! » dit-il, avec colère.
   Je marmonnai pour moi-même : Good authors, too, who once knew better words…
   « C’est quoi, ça ? » demanda-t-il.
   « Des paroles de chansons sortent de ma bouche en anglais, parfois – c’est nerveux » expliquai-je.
   « Pas de problème. Vous savez le pire dans tout ça ? » demanda-til,
sarcastique. « Le type avec qui elle a eu cette liaison est un connard de première !
  – Sauf qu’elle était manifestement d’un autre avis » objectai-je. « Et, selon moi, elle avait le droit d’avoir son opinion.
   – Peut-être » admit-il.
   « Peut-être, ou bien oui, en effet ? » insistai-je. Ma tactique consiste toujours à mettre un suspect en confiance, mais il arrive que ceux qui s’attaquent aux femmes me la fassent oublier.
   « Vous avez raison » admit Moura, mais je vis bien que c’était uniquement pour que je lui fiche la paix.
   « Écoutez, je vais vous dire quelque chose que j’ai été forcé d’apprendre très jeune » dis-je. « Les hommes qui s’imaginent que leur femme ou leur petite amie leur appartient ont une très large responsabilité dans le malheur du monde.
   – Oui, je veux bien le croire » admit-il. « Ça fait combien de temps que vous êtes flic?
   – Dix-sept ans.
   – Vous avez dû en voir de belles, alors, depuis le temps. »
   J’ai failli dire, la cruauté ne passe jamais de mode, mais ça m’a semblé un peu facile – trop proche de ce qu’aurait dit Philip Marlowe ou l’un des autres enquêteurs de fiction dont j’imaginais élucider les affaires quand j’étais gamin. « Alors qu’est-ce que vous et Miguel faites ensemble lorsque vous essayez de trouver le pays des rêves ? » lui demandai-je à la place.
   « On va surtout à la plage, à Caparica. Je lui prends la main et on court jusqu’au bord de l’océan. Il aime rester là, immobile, à regarder le sable lui glisser sur les pieds – ça lui donne la sensation de patiner. Ça le fait rire. Moi aussi ! »
   Moura expliqua qu’il emmenait aussi son fils à la Feira da Ladra, le marché aux puces tentaculaire derrière le Panthéon national, parce que le garçon était dingue de vieux outils agricoles et de gadgets pour la cuisine – comme son père, bien sûr. Devant l’enclos des tigres, au zoo de Lisbonne, Miguel avait dit à son père qu’il voulait être féroce et courageux, et avoir des dents aussi tranchantes qu’un rasoir. Il voulait courir à travers la forêt himalayenne. « Et je veux que personne ne puisse m’attraper ! » avait-il ajouté, comme si c’était une nécessité absolue.
   Je soulignai deux fois cette phrase d’espoir, parce que ça me semblait être une façon pour Moura d’exprimer qu’il craignait depuis longtemps que sa femme et ses amis ne le rattrapent et finissent par comprendre qu’il n’était pas le type à l’air aussi gamin, aussi gentil qu’ils croyaient.
   À ce stade de sa fable sur le zoo, Moura prit Miguel dans ses bras et l’étreignit, soulagé d’avoir enfin trouvé un compagnon digne de confiance, et lui dit que, lui aussi, avait toujours voulu être grand et fort, mais qu’il n’avait jamais osé le dire à quiconque jusque-là.

   Soutenant mon regard, me demandant de le comprendre du fond de ses yeux sombres, Moura avoua que pouvoir dire à son fils qu’il ne s’était jamais senti suffisamment fort avait été un grand réconfort pour lui. « J’ai toujours voulu pouvoir le dire à quelqu’un, depuis que j’ai eu dix ou onze ans. Et pourtant ce n’est qu’à Miguel
que j’ai pu l’avouer. Je n’avais confiance en personne d’autre. »
   Des larmes se prirent dans ses cils, et je fus convaincu que c’était ce qu’il avait eu le plus envie de me dire depuis le moment où nous nous étions rencontrés. Une semaine auparavant, j’étais arrivé chez lui pour l’interroger sur la mort de sa femme, et il avait dû voir, sur mon visage, quelque chose qui lui avait laissé espérer que je pourrais
le comprendre. À présent, il devait également avoir senti que c’était peut-être sa dernière chance d’expliquer à un tiers quelque chose d’important le concernant.
   « Maintenant, vous m’avez aussi avoué votre secret » observai-je.
   « Parce que ma vie est finie » dit-il en s’essuyant les yeux. « Alors ça n’a plus guère d’importance. J’aurai probablement… Je ne sais pas, cinquante ans, quand je sortirai de prison. Peut-être même plus. »
   Il attendit que je le contredise avec une évaluation plus optimiste. Mais comme je restais silencieux, il s’absorba dans la contemplation de ce que pourrait être son avenir. Il serra les mâchoires ; il était en train de se cuirasser pour une longue bataille.
   Le téléphone sonna dans la pièce d’à côté. À travers la porte vitrée séparant mon bureau de la pièce où deux de mes inspecteurs sont installés, je vis Lucinda Pires, la nouvelle policière de mon équipe, décrocher.
   Moura prit une grande inspiration et déclara : « Je pensais vraiment que Miguel avait tout changé. J’imagine que c’était idiot de ma part de croire que tout pourrait devenir différent grâce à lui. »
   Le désespoir dans sa voix me toucha et, subitement, je compris que son fils imaginaire avait été le moyen qu’il avait trouvé pour s’endormir, certes, mais aussi s’empêcher de commettre un meurtre. Il avait voulu être quelqu’un de bien. Il avait lutté et
échoué.
   Je voulais l’aider – rendre son séjour derrière les barreaux plus supportable. « Ce n’était pas idiot » lui dis-je. « Mais il aurait peutêtre fallu… que vous vous cachiez encore plus profondément dans votre fiction – et que vous y restiez jusqu’à ce que vous soyez certain de pouvoir parler avec votre femme sans lui faire de mal. Votre imagination pourrait peut-être encore vous aider d’une certaine façon – à dépasser tout ça, je veux dire. »
   Sentant la compassion dans ma voix, il se tourna vers le mur et se mit à sangloter. Son affliction me prit par surprise, et je sentis Gabriel s’approcher de moi par-derrière, ce qui était étrange car je n’étais pas en danger. Du moins le croyais-je.
   « Écoutez, monsieur Moura » repris-je doucement, espérant le ramener à moi « pensez-vous que votre fils imaginaire va vieillir au même rythme que vous ? Je veux dire que, dans vingt ans, quand vous sortirez de prison, est-ce que Miguel approchera de la trentaine ou bien aura-t-il toujours sept ans ? »
   Il se frotta les yeux et prit à nouveau une grande inspiration. « Je préférerais qu’il reste un petit garçon » répondit-il. « Mais je ne suis pas sûr que ça ait encore de l’importance.»
   Conscient que nous souhaitions l’un et l’autre aborder un sujet neutre, l’espace de quelques instants, je le fis parler de son métier de professeur. Alors qu’il me faisait part de ses difficultés avec les gamins qui trichaient aux examens, je sentis que Gabriel se retirait. Une sensation de légèreté m’envahit aussitôt. En partant, il me laissa une impression de vide qui avait très exactement la forme de ma curiosité à son égard
   Tandis que Moura et moi discutions, je compris, au fait qu’il était constamment à la recherche des mots justes, qu’il n’avait pu ouvrir son coeur à personne depuis bien longtemps. Peut-être même étaitce la première fois.
   Quand j’en arrivai aux tenants et aboutissants du meurtre luimême, Moura me dit qu’il avait synthétisé du cyanure parce que c’était un poison rapide et sûr. « Je ne voulais pas que ma femme souffre inutilement » me dit-il. « Et peu m’importait que ce soit détectable par vos analyses. » Il haussa les épaules comme pour exprimer le fait qu’il n’avait même pas tenté de déjouer nos efforts.
   « Vous auriez quand même pu essayer de vous enfuir après » dis-je.
   « J’ai pensé prendre l’avion pour le Brésil. Mais, en voyant ma femme morte, en regardant son visage… J’ai vu quelque chose, dans sa fixité, ce silence qui n’avait rien de naturel, quelque chose sur notre couple et notre destin. Qui expliquait tout, comment les choses avaient commencé, puis comment ça avait tourné. Et ce que notre mariage avait été. C’est là que j’ai compris que fuir ne servirait à rien. »
   Ses paroles me mirent mal à l’aise. Peut-être parce qu’il avait compris trop tard quelque chose d’important concernant son couple. « C’est difficile de fabriquer du cyanure ? » demandai-je, regrettant aussitôt d’avoir abandonné un échange qui aurait pu avoir encore plus de sens.
   « É canja » répondit-il, en agitant la main. Du gâteau.
   Il réprima un sourire. Il se dit manifestement que montrer trop de fierté pour son savoir-faire serait malvenu. C’était un drôle de type – désespéré puis, l’instant d’après, comme prêt à jouer un rôle vedette sur sa propre histoire dans une série télé. Sur une intuition, je lui demandai : « Est-ce que vous suivez un traitement ?
   – Des antidépresseurs » répondit-il. « Mon médecin a cru que ça m’aiderait. Je pensais presque tout le temps au suicide. Mais voilà, je suis au commissariat de police, sur le point d’aller en prison. Je ne sais pas si on peut appeler ça un progrès. »
   Il rit sans joie – du rire d’un homme qui n’a jamais réussi à s’approcher, ne serait-ce qu’un peu, de là où il se serait attendu à se trouver. Je bus mon thé. J’étais fatigué de parler à des suspects ayant gâché toutes les chances de bonheur qui avaient pu se présenter à eux. Et qui avaient trahi ceux qui leur étaient chers. Leurs pulsions
destructrices m’épuisaient.
   Quand Moura remit ses lunettes, je compris qu’il préférait avoir l’air plus jeune que son âge ; c’était son camouflage. Peut-être était-il encore bien plus dangereux que je ne le pensais. Peut-être même avait-il inventé cette histoire de fils imaginaire pour me mettre dans sa poche – qu’il avait senti dès notre première rencontre qu’avec ce
stratagème il pourrait me rouler dans la farine.
   Depuis 1994, date à laquelle je suis entré dans la police judiciaire, je me suis fait totalement avoir par deux sociopathes, au moins. Tous deux avaient été assis là, exactement où se tenait Moura. Le Numéro Un était un jeune employé de banque au sourire engageant qui vivait chez ses parents à Almada. Un menteur absolument fascinant. Nous avions fini par discuter essentiellement de sa collection de pièces
de monnaie rares. Il était arrivé à me convaincre de son innocence jusqu’au moment où les chiens renifleurs nous avaient conduits aux corps de son père et de sa mère, enterrés sous les pavés de son patio. Le Numéro Deux était une belle infirmière qui travaillait à l’hôpital Santa Cruz à Estoril. Elle pouvait rire, pleurer et laisser éclater une colère outrecuidante sur commande : Meryl Streep doublée en portugais. J’ai cru qu’elle était victime d’une conspiration inspirée par la haine, mais il s’est avéré qu’elle avait tué au moins neuf patients avec des piqûres de morphine.
   S’il est une chose que le travail de policier m’a apprise, c’est que celui qui s’imagine qu’il ne se fera pas avoir se trompe lourdement.
   Moura me racontait à présent qu’un soir il avait versé de la poudre de cyanure dans la sauce tomate relevée qu’il avait préparée pour le dîner. « Ma femme aimait les plats épicés » expliqua-t-il.
   On frappa à ma porte. Moura sursauta comme s’il avait entendu exploser une bombe.
   « Ce n’est rien, tout va bien » lui dis-je.
   L’inspecteur Pires passa la tête. Elle ne faisait partie de la police judiciaire que depuis une semaine. « Désolée, chef » dit-elle. « Il y a eu un meurtre.
   – Où ça ?
   – À Sao Bento. Dans la Rua do Vale. »
   C’était ma semaine d’astreinte, ce qui signifiait que j’héritais de tous les crimes majeurs signalés par la PSP, la police de la sécurité publique. Ses agents étaient presque toujours les premiers sur les lieux car les appels d’urgence au 112 étaient redirigés vers eux.
   « OK, Pires, allez immédiatement Rua do Vale avec les gars de la police scientifique. Je vous y rejoins dès que je peux.
   – Bien, chef » dit Pires, mais elle ajouta sur le ton d’une mise en garde : « La PSP dit que la victime est fortunée, qu’elle a plein de relations et d’amis au gouvernement. »
   Je sortis pour lui dire un mot, tirant la porte derrière moi. « Je sais que vous essayez juste de me protéger, inspecteur, mais il y a peu de risques qu’un cadavre aille téléphoner à ses copains haut placés pour se plaindre de ce que j’ai passé quelques minutes de plus avec un suspect. Ne laissez pas la PSP vous mettre la pression.
   – Oui, chef. Désolée, chef. »
   Je lui avais parlé gentiment, mais on aurait dit qu’elle allait fonder en larmes, alors je lui mis la main sur l’épaule. « Je ne voulais pas être désagréable. Ce suspect m’a ébranlé. Il y a une chose que vous pouvez faire pour moi, c’est appeler le docteur Zydowicz. Je voudrais qu’il s’occupe de cette affaire. »
   Zydowicz était le médecin inspecteur en chef. Il venait de rentrer après deux mois de congé maladie. Nous n’étions pas obligés d’avoir un expert sous la main, mais, pour les affaires délicates, je préférais en avoir un.
   Je retournai dans mon bureau pour en terminer avec Moura. Il était en train de finir son verre d’eau. Quelques minutes plus tard, nous nous étions mis d’accord sur la formulation exacte de sa déclaration. Après y avoir apposé sa toute petite signature soignée, il me rendit mon stylo et reprit plein d’espoir : « Je ne crois pas être
quelqu’un de si mauvais, en réalité. »
   Je réfléchis à ce que je pourrais lui dire ; je voulais être sincère mais le blesser me paraissait inutile. « Les gens sont parfois tellement paumés qu’ils ont beaucoup de mal à se retrouver. C’est peut-être ce qui vous est arrivé. Remarquez, dites-vous bien qu’aucun de ceux qui ont atterri ici, à votre place, ne s’est jamais vu comme quelqu’un
de mauvais. »
   J’étais tenté d’en dire un peu plus, mais il avait brisé sa petite vie tranquille au point de la rendre irréparable, et il me semblait qu’il avait bien gagné le privilège de garder quelques illusions. Mais j’avais autre chose en tête et il le sentit. « Vous pouvez y aller, je peux l’entendre » me dit-il.
   Je le regardai bien dans les yeux pour m’en assurer. Il fit un signe de tête résolu.
   « Je suis désolé d’avoir à vous le dire, mais pensez-vous vraiment que votre fils imaginaire croira que vous êtes un bon père quand il découvrira que vous avez empoisonné sa mère ?
   – J’y ai pensé, moi aussi » répondit-il en se redressant sur son siège. Il semblait heureux de constater que nos pensées se rejoignaient. « C’est pourquoi je me suis arrangé pour qu’il ne le sache jamais.
   – Vous n’allez plus jamais repenser à lui ? » demandai-je, sceptique.
   Négligeant ma question, il me dit d’une voix pleine de reconnaissance: « Vous êtes un chic type. Et vous savez écouter – merci. J’ai eu de la chance que vous soyez le dernier à qui j’ai parlé.
   – Ne vous en faites pas, vous aurez plein de gens à qui parler en prison. Et il y en aura pas mal qui seront ravis d’avoir un expert en chimie comme ami. Vous pourrez peut-être même…»
  Levant le bras vers sa poitrine, il prit une profonde inspiration puis toussa.
   « Il y a quelque chose qui ne va pas ? » demandai-je.
   Il fixa le sol et se mit à suffoquer comme un poisson hors de l’eau. « Je ne voulais pas avoir à le dire à mon gamin » dit-il d’une voix étranglée. « Ni à quiconque, d’ailleurs. » Il se pencha sur mon bureau, s’y agrippant, les jointures blanches.
   « Mais qu’est-ce que vous avez fait ? » demandai-je en me levant d’un bond.
   Il ferma les yeux. Sa prise se relâcha. « Pas la peine d’appeler l’ambulance.
   – Merda ! » braillai-je.
   Alors que je me ruais vers lui, sa tête tomba en avant et heurta le plateau du bureau avec un bruit sourd. Sa main droite s’avança du même coup et balayant mon mug I LOVE BLACK CANYON, envoya valser tous mes crayons. Il avait les yeux ouverts mais ne voyait plus rien de ce monde. Un filet de sang dégoulinait de son nez.
   L’inspecteur Pires se précipita depuis le bureau voisin. Je lui criai d’appeler une ambulance. « Et dites au médecin de venir avec un antidote au cyanure ! »
   Je trouvai un pouls faible mais stable au poignet de Moura. Je le soulevai de son siège pour l’étendre par terre, le mettant sur le dos pour que son coeur n’ait pas à travailler trop. Je vis qu’un petit carré de papier d’aluminium traînait à côté d’un pied de mon bureau.
   « Ne me fais pas ça ! » lui dis-je, mais, quelques secondes plus tard, sa poitrine cessa de se soulever. Sentant que ceci était une épreuve autour de laquelle tournait mon propre droit à être vivant, je m’agenouillai à côté de lui et appuyai fortement sur son sternum, puis lui penchai la tête en arrière et lui insufflai deux fois de l’air parle bouche-à-bouche.

Michael Fieni